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Grand Prix de linguistique et de philologie 2020






Lauréat :

Benoît Denis pour Michel Audiard – Georges Simenon (Institut Lumière/Actes Sud, 2020).

Jury :

Sophie Basch, Danielle Bajomée, Michel Brix, André Guyaux, Jacques Charles Lemaire.

Autres finaliste :

Daniel Charneux, Claude Duray et Léon Fourmanoit, Pierre Hubermont : écrivain prolétarien, de l’ascension à la chute, M.E.O.
Corentin Lahouste, Écritures du déchaînement, Garnier
Christian Napen, George Steiner. L’insignifiance vitale, Il est Midi
Bacary Sarr, Imaginaire de l’insolite et problématique identitaire dans les lettres belges francophones. Un nouveau fantastique?, Presses universitaires de Liège

Extrait de l'argumentaire du jury :

À l’occasion du centenaire de la naissance de Michel Audiard, Benoît Denis a voulu interroger trois films scénarisés et dialogués par celui-ci et adaptés de romans de Simenon :
   - Le sang à la tête, de Gilles Grangier, 1956 (le roman : Le Fils Cardinaud, 1942);
   - Maigret tend un piège, de Jean Delannoy, 1958 (adapté du roman éponyme, 1955);
    - Le Président, d’Henri Verneuil, 1961 (adapté du roman éponyme, 1958).
   Ce fort volume de 914 pages impressionne tout d’abord par le travail de bénédictin qui a dû présider à son élaboration : nous nous trouvons ici, en effet, devant une recherche qui associe édition critique des scénarios d’Audiard, genèse de la collaboration entre Simenon, Audiard et les réalisateurs parfois. Il s’agit d’une enquête serrée dans les correspondances échangées, dans des livres de souvenirs, d’une enquête qui recourt à des témoignages et en passe par l’examen des contrats passés : on imagine les heures consacrées à chercher des documents à la Cinémathèque française, dans divers fonds audiovisuels (Cinémathèque de Perpignan, Musée Jean Delannoy, F. A. R. de La Rochelle, Archives de la Seine-Saint-Denis), dans les archives Simenon à Lausanne. On se représente le temps dévolu aussi aux discussions avec les ayants-droit… Les présentations rigoureuses et érudites de Benoît Denis en portent la trace et permettent de commencer à entrevoir pourquoi ces réalisateurs ont choisi ces romans-là dans l’œuvre de Simenon. Pourquoi ils ont sollicité Audiard, quand ce n’est pas l’inverse.
   Non content d’établir la genèse — et les étapes — de la collaboration entre Simenon et Audiard, Benoît Denis examine scrupuleusement les remaniements intervenus, du roman au scénario, et du scénario au film. Ainsi, l’édition des textes d’Audiard s’accompagne d’analyses solides qui manifestent l’adoption (selon les mots de Jean-Claude Carrière, « adapter, c’est d’abord adopter ») par Audiard d’un univers romanesque qui n’est pas le sien, lui qui est une sorte de dialoguiste-écrivain-caméléon. Ainsi aussi Benoît Denis montre, dans un souci d’exhaustivité, ce qui, du scénario au film achevé, a «bougé». Les notes qui accompagnent l’édition des scénarios autorisent, de la sorte, à juger des suppressions, des modifications, etc. qui sont, dans la plupart des cas, dues aux acteurs estimant que certaines attitudes, certains gestes ou propos ne convenaient pas au personnage qu’ils incarnent.
   Dans ce livre hyper-documenté, Benoît Denis reste cependant très modeste, estimant n’avoir pas la compétence d’un analyste du cinéma. Il fait donc porter sa réflexion — magistrale — sur les processus de transposition et d’écriture scénaristique, depuis les romans; bref, il étudie textuellement ce qui précède le film réalisé, c’est-à-dire une esthétique, un style, un langage, une rhétorique (voir, sur ce point, les p. 20 et suivantes intitulées «Audiard et le spectacle de la parole»). L’examen de ces documents de travail non destinés à la publication (et hétérogènes : entre scénario, didascalies, continuité dialoguée) s’accompagne d’une revue de presse qui témoigne de la réception du film, avant et après sa première projection, et de fiches techniques d’une précision constante.
   Ce qui passionne aussi les spectateurs que nous sommes et qui ont revu peut-être ce «vieux cinéma» (c’est l’expression de Truffaut) des années 50-60 qui porte l’estampille «qualité française», avant que la Nouvelle Vague ne vienne, pour un temps, le crucifier (Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle sort la même année sur les écrans que Maigret tend un piège, Vertigo d’Hitchcock aussi), est l’inscription de ces films et de ces scénarios dans le contexte culturel, politique et social du moment (voir sur ce point, entre mille autres moments, les dernières pages de l’analyse du Président, p. 712 et suivantes). Les fortes qualités de cet historien de la littérature qu’est Benoît Denis (qui a produit des livres ou d’importants articles sur l’engagement littéraire, sur Sartre, sur Genet et sur Simenon) opèrent ici dans ce que Véronique Bergen a nommé «une puissance de feu» — dans la recension qu’elle a donnée de ce volume aujourd’hui primé : avec Benoît Denis, ce sont les années qui ont fait la France de l’immédiat après-guerre qui revivent et se voient redessinées dans toute leur extraordinaire complexité (voir la page 59, par exemple).
   Tout ceci est essentiel. Et la masse des données offertes par cette étude est étourdissante.
   Mais ce qui est proprement éblouissant — et relevé partout par la critique — est l’importance qu’accorde Benoît Denis à la figure d’un très grand acteur : Jean Gabin. Denis ose en effet l’hypothèse (qui sera vérifiée) selon laquelle celui-ci serait en quelque sorte — partiellement — un co-scripteur des scénarios et des films, sa notoriété et son talent pesant fortement sur des modifications de l’intrigue (par exemple, lorsqu’il refuse de jouer le mari trompé). Benoît Denis démontre, par ailleurs, qu’Audiard devient, dans les années qui l’occupent, une sorte de «gestionnaire» de l’image de Gabin, celui-ci ne s’exprimant plus que selon les bons mots du dialoguiste-star et ce, jusqu’à la caricature.
   Il y a là une très profonde originalité puisque non seulement Benoît Denis est conscient du fait que le cinéma est toujours œuvre collective (scénariste, chef opérateur, script, réalisateur, décorateur, etc.), mais aussi qu’il peut être dominé par la stature d’une vedette qui impose ses désirs et qui collabore activement. Dans les pages intitulées «Le Triangle d’or» (p. 54 et suivantes), on découvre ainsi que Gabin aide à la reconnaissance d’Audiard, comme celui-ci invente pour l’acteur un langage singulier; dans le même temps, comme le démontre Denis, le personnage masculin central chez Simenon «se gabinise» (voir les p. 309 et suivantes). Au point que, lorsque le film de Delannoy (Maigret tend un piège) apparaît sur les écrans, un excellent critique, Jean de Baroncelli, ne s’y trompe pas en affirmant qu’il a fallu ici «coudre ensemble» deux mythes dans une même enveloppe : Maigret et Gabin…

Dépassant — débordant — ce que l’on produit habituellement lorsqu’il s’agit d’étudier l’adaptation d’un texte littéraire à l’écran, ce livre majeur qui associe travail d’édition, de génétique littéraire, d’histoire de la langue et des mentalités, renouvelle décisivement l’approche habituelle des relations littérature/cinéma devenues un peu clichées. Il construit un espace où forger des outils neufs de lecture qui sortent, de manière magistrale, cette articulation du littéraire au filmique de sa léthargie; il contribue à produire un sens nouveau — extrêmement complexe — à donner à ces grands films populaires trop vite exclus de la cinéphilie officielle.

–Danielle Bajomée



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